De l’ébéniste au restaurateur du patrimoine mobilier
Introduction
La restauration de mobilier fait partie d’un ensemble de métiers ayant pour but la conservation et la restauration du patrimoine et elle ne doit pas être une spécialité complètement déconnectée des autres. Aussi est-il toujours intéressant de favoriser les contacts avec ces autres disciplines, soit au sein des écoles de restauration, soit sur des chantiers de restauration pluridisciplinaires.
Lors de ces échanges, on se rend compte que l’état de la réflexion sur le statut de l’œuvre d’art et sur les méthodes et produits utilisés en restauration est beaucoup plus avancé dans le domaine des arts graphiques ou textiles, pour ne citer que ceux-là, que dans le domaine du mobilier. Dans ces spécialités, le souci de la conservation de l’œuvre originale dans son intégrité prend naturellement le pas sur les notions d’esthétique ou de solidité. Depuis une dizaine d’années, cette notion de conservation a lentement progressé chez les restaurateurs de mobilier, mais elle a encore du mal à s’imposer, et le poids de la tradition artisanale, qui a par ailleurs tant contribué à la renommée des arts décoratifs français, pèse encore lourd.
La restauration jusqu’en 1980
Constat
L’art de restaurer les meubles en France a toujours été exercé par des ébénistes, des gens du « métier ». Ces artisans, au savoir-faire ancestral, exécutaient une restauration aussi habilement que s’ils fabriquaient leur propre meuble. Ils s’efforçaient d’égaler en prouesses techniques leurs prédécesseurs, et si ces derniers avaient pu commettre quelque maladresse lors de la confection d’une œuvre, ils n’hésitaient pas à refaire les pièces imparfaites dans les règles de l’art. Leur intervention devait prouver qu’ils étaient encore capables de produire de la belle ouvrage. Un bon ébéniste était forcément considéré comme un bon restaurateur.
Par ailleurs
Le mobilier avait, et a toujours, un rôle utilitaire considérable, contrairement aux arts « majeurs » que sont la peinture et la sculpture. On n’a jamais pensé, par exemple, qu’un tableau pouvait être employé comme dessous de plat ou napperon. Une console, par contre, sert fréquemment de support à des vases, des pendules ou d’autres objets décoratifs plus ou moins pesants. La console a été en partie conçue dans l’optique de pouvoir supporter le poids de ces objets. L’un des buts de la restauration traditionnelle consistait à garder cette fonction usuelle. La notion de robustesse était donc essentielle et un pied cassé était fréquemment changé, de crainte que le recollage ne fût trop fragile et éphémère. De ce fait, l’indéfectibilité de la restauration était un critère de qualité qui entraînait le choix de produits et de colles irréversibles.
Les « bons produits » devaient durer le plus longtemps possible et les collages étaient tenus d’être hyper-résistants et tendaient même à l’indestructibilité. Dans cette logique, un assemblage une fois collé ne se décollait plus et par là-même n’était plus décollable. L’expression du savoir-faire de l’artisan, le souci de la solidité du meuble et l’utilisation de colles irréversibles reflétaient parfaitement l’état d’esprit de l’artisan traditionnel. Certaines interventions ont d’ailleurs permis de sauver des meubles d’une destruction fatale.
Malheureusement
Cette vision de la restauration ne tient que bien peu compte de l’œuvre en elle-même, la technique étant plus importante que l’objet. C’est au meuble de se plier aux impératifs techniques de l’ébéniste et non l’inverse. Les opérations de finition traditionnelles en sont une bonne illustration. Le restaurateur, afin d’exécuter un vernis au tampon dans la tradition et les règles de l’art, devait au préalable obtenir un état de surface parfaitement plan ; les différences de niveau entre les placages n’étaient pas admissibles et le ponçage était bien souvent la solution utilisée pour parvenir à cette planéité.
Combien de placages se retrouvent ainsi réduits à l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarettes quand ils ne laissent pas percer le bâti, et ce à cause du sacro-saint vernis au tampon. Ceci est d’autant plus regrettable et absurde, que l’on sait que ce type de finition ne se répand qu’au XIXe siècle, et qu’il n’y a donc pas lieu de l’appliquer systématiquement sur des meubles antérieurs à cette époque. En l’occurrence, on a ici affaire à une mauvaise interprétation de l’histoire des techniques et à un manque de réflexion en privilégiant une certaine vision esthétique.
La restauration après 1980
Constat
Depuis toujours les restaurateurs recevaient donc exclusivement une formation d’ébéniste, que ce fût durant leur apprentissage en atelier ou durant leurs études au collège ou lycée professionnels. Il faut attendre la fin des années 1970 pour que se créent en France deux filières d’étude de restauration du mobilier sanctionnées par un diplôme d’état1. Il est important de souligner que la section mobilier, ouverte à la création de l’IFROA1 en 1977, ne recruta plus d’étudiants après 1980 et fut rapidement fermée en raison de sa difficulté de cohabitation dans les mêmes locaux que les ateliers d’ébénisterie du Mobilier national. Cette section n’a pu rouvrir qu’en 1996 ; 16 ans de perdus !
L’enseignement dispensé est basé sur une déontologie ayant pour ligne directrice que toute restauration doit respecter l’authenticité de l’œuvre, être documenté et réversible. Les restaurateurs formés pratiquent donc leurs interventions sous un angle nouveau ; qu’elles soient ponctuelles ou approfondies, elles procèdent d’une autre démarche où le respect de l’intégrité de l’œuvre et de son histoire est essentiel.
Les différences
Les opérations de raclage et de ponçage sont de ce fait proscrites. Les différences de niveau entre les placages qui pourraient subsister après les interventions étant maintenant tolérées, le vernis au tampon traditionnel n’est plus systématiquement appliqué. On choisit plutôt un aspect final moins brillant et moins épais et on adopte des finitions plus mates, à la cire ou au rempli-ciré. Ces finitions ont l’avantage, outre de ne pas accrocher la lumière qui fait ressortir les irrégularités, de donner au bois une belle profondeur, sans avoir l’air d’une couche de plastique comme certains vernis traditionnels trop épais.
Les re-gravures sont elles aussi abandonnées, même si un prédécesseur malheureux a pu commettre des restaurations abusives et fait disparaître une partie du décor en le ponçant sans vergogne. Par contre, on pourra envisager de réintégrer des usures de la gravure par des retouches ponctuelles au pinceau qui seront réversibles. Dans le même esprit, un pied de meuble attaqué par les insectes ne sera plus systématiquement scié et remplacé, mais conservé, c’est-à-dire désinsectisé, consolidé, bouché et « maquillé », de façon à conserver un minimum de soutien tout en préservant l’intégrité du meuble.
Par ailleurs,
les colles utilisées sont exclusivement d’origine animale et un assemblage pourra donc, à tous moments, être re-décollé facilement par injection d’eau ou d’alcool. Au-delà des questions purement techniques et déontologiques, c’est aussi un nouvel état d’esprit qui se met en place. Alors que la transmission du savoir était basée sur les secrets d’atelier jalousement gardés, on s’attache maintenant à échanger expériences, informations, et points de vue et à créer une émulation profitable à l’ensemble de la profession et aux œuvres.
Ainsi le meuble n’est plus seulement considéré comme un objet utilitaire et décoratif, mais aussi comme une œuvre d’art, témoin de son temps, une œuvre vivante, dont il faut préserver à la fois l’authenticité et les marques de son utilisation. Il est évidemment plus facile aux institutions muséales d’adopter ce type de démarche qu’aux ateliers de restauration du mobilier national ou aux ateliers travaillant pour le marché privé. Les premiers ont pour vocation de transmettre notre patrimoine aux générations futures, les seconds ont pour tâche de fournir des meubles en état de marche aux différents ministères et les troisièmes de satisfaire aux exigences de la clientèle privée dont les choix vont du pire au meilleur. Quand ces meubles se trouvent être des chefs-d’œuvre de l’ébénisterie, on ne peut que regretter qu’ils puissent être encore confiés à la tradition.
1 L’Institut français de restauration des œuvres d’art (IFROA), crée en 1977 et rattaché à l’Ecole nationale du patrimoine (INP) en 1996, est devenu un département pédagogique de l’Institut national du patrimoine (INP) en 2001, depuis la réforme statutaire de l’établissement intervenue le 22 décembre 2001.
Le restaurateur de l’an 2000
Constat
Force est de constater que le restaurateur de mobilier n’est plus ce qu’il était ! Un fossé s’est creusé entre cette nouvelle profession et l’ébénisterie. Les ébénistes formés à la fabrication de meubles sont actuellement obligés de s’adapter à l’évolution de leur profession, qui les conduisent à utiliser des matériaux et des techniques modernes (médium, stratifié) qui n’ont plus grand chose à voir avec les meubles anciens.
Le titre de restaurateur de mobilier
Pourtant le métier de restaurateur est maintenant clairement défini et se base sur des chartes déontologiques précises que chacun se doit de suivre et de respecter2. Et s’il est vrai que les formations qui se sont mises en place deviennent le passage obligé pour tout restaurateur désirant intervenir dans le cadre des collections publiques, on peut néanmoins encore s’inquiéter à l’idée que les œuvres d’art du patrimoine privé, qui représente plus de 50 % du patrimoine national, puissent être confiées à des ébénistes non formés à la restauration.
Le restaurateur de mobilier a pris ses distances par rapport à l’artisanat et aux métiers d’art. Cela ne veut pas dire qu’individuellement, il ne soit pas pour la défense et la revalorisation de ces métiers d’art, mais que le « Restaurateur du Patrimoine mobilier » n’en fait tout simplement plus partie ; la conservation-restauration procède d’une autre démarche, d’une autre sensibilité et d’une autre culture.
- Maîtrise des Sciences et Techniques. Université Paris 1. Institut de Formation des Restaurateurs d’œuvres d’Art. 93210 Saint-Denis La Plaine.
- Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites. Venise, 1964. Le conservateur-restaurateur : une définition de la profession. Conseil international des musées (I.C.O.M.). Copenhague, 1984. Code de déontologie professionnelle de l’LC.O.M., 1986. La profession de conservateur-restaurateur, code d’éthique et de formation. European Confederation of Conservators Organization (E.C.C.O.), 1993. Protection du patrimoine culturel ; vers un profil européen du restaurateur-conservateur de biens culturels. Pavie, 1997. Un code de compétence pour les conservateurs-restaurateurs en Europe. Vienne, 1998